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Catégorie : Dernières actualités

Article paru dans la g@zette d u  V a l b o n n a i s N° 60 – Décembre  2012

Oreilles d’ânes, fer de lance de la gastronomie du Valbonnais

par Gilbert Jacquet

publié avec l'aimable et cordiale autorisation de l'auteur


 

 

Il était une fois, dans une communauté villageoise primitive ou une autre communauté rurale sise sur le territoire de l’actuel canton de Valbonnais, un ancêtre astucieux qui, afin de mettre du beurre dans les épinards, a inventé les fameuses et délicieuses oreilles d’ânes.

Nous sommes à Lavaldens, communauté chère à Lucette Félix-Mallet, laquelle nous offre dans son livre une de ces Images d’Autrefois : « … chauffant les pierres jetées brûlantes dans les marmites de terre afin de faire cuire les épinards sauvages » un savoir-faire génial pour éviter que la terre ne se fende en mettant directement le pot au feu. Cette technique est-elle encore employée dans les années 1930 quand « …en Vaunoire, les bûcherons … mangeaient des gratins d’épinards sauvages » ? En des temps de vache maigre, où la soupe aux bonnes herbes sonnait trois fois par jour, comme l’Angélus, la faim justifie les moyens et cette ruée vers l’or…le, magistralement décrite par Madame Félix-Mallet dans son ouvrage « Lavaldens et La Morte, Images d’Autrefois, avec un bref regard sur les temps médiévaux… ». Tout gastronome averti sait que les orles rendent la chair du cochon savoureuse « …il faut faire cuire beaucoup d’orles ; c’est-à-dire les épinards sauvages. Ils abondent là où demeurent les troupeaux de moutons ». Cet épinard du pauvre est une de ces plantes nitrophiles qui se gavent de nitrogène (azote) même sur un sol ingrat et caillouteux. Elle croit communément aux alentours des lieux habités, sur les décombres, dans la cour des fermes, au pied des murs, au bords des chemins, près des jas et bergeries et là où les moutons pâturent. Cette plante aux vertus médicinales avérées est riche en calcium, fer, phosphore et vitamine A. Pour éviter une certaine âcreté, il faut récolter ses feuilles au début du printemps et jusqu’à l’entrée de l’été. « Dès le mois de juin, on s’en va les chercher : On ne revient jamais de mener les vaches au pâturage du Col sans rapporter un grand sac d’orles » témoigne Paul Ruchier-Berquet. Cette ruée vers l’orle est attesté, jusqu’en Vernanou, aux pâturages de Serriou, au jas du Miret : «…« de pleines saches » d’orles… ». A Lavaldens, comme à La Morte, on ramène des orles, en descendant de la montagne et « On les étendait soigneusement à la cave, et on en avait pour la semaine ».

 

Nous savons déjà que nos aïeux de la vallée de La Roizonne réservaient une partie de la récolte des orles à la nourriture de leurs cochons, pour leur assurer une chair savoureuse : « les femmes  « bourrent » dans leurs sacs « les orles » … ». Rassurez-vous, on en conserve pour de succulents gratins d’herbes et sans doute,  pour confectionner les ravioles

 

à la pè : « une sorte de chaussons, fourrés de pomme de terre aux oignons, ou d’herbes aux oignons ; mis à pocher eux aussi et gratinés ensuite avec lait, fromage … ». Sans doute, des copeaux de vieilles tommes séchées, trop durcies ! Et Madame Félix-Mallet de préciser à la page 630 : « On ne dit plus ravioles à la pè, on dit oreilles d’ânes … ». Affublé  d’un  bonnet, mis au coin d’une salle de classe d’antan, l’auteur de La g@zette du Valbonnais a traduit l’expression patoise  à la pè par à la peau. Alors, pour continuer son enquête, le voilà en Valjouffrey, fouillant dans les mémoires des Sappary.


A la page 24 du mémoire de Clément Girard sur le patois de la haute vallée de la Bonne, il découvre les noms  de ces plantes qui fleurent bon le terroir, chouchoutées avec gourmandise par la belle langue maternelle de nos ancêtres. Un peu plus tard, la francisation des mots l’orlo (au singulier) et la (z) orla (aupluriel) a donné  l’orle et  les orles. Cette  plante vivace est très résistante  au froid,  et vous la reconnaîtrez à ses grandes feuilles triangulaires en fer de flèches et à cette grappe de petites fleurs brunâtres serrées en glomérules. Alors faut-il prendre les enfants du Bon Henri pour des épinards sauvages ? Oui-da ! ma bonne mère, il s’agit bien du fameux chénopodium bonus-henricus dont le limbe foliaire hasté, triangulaire ou sagitté nous dévoile ses dessous : de minuscules billes blanches roulant sous les doigts ! Et cette longue inflorescence en épi… Michel Deladoeuille, grand amateur d’oreilles d’âne, nous confie :

« Nous en faisons régulièrement depuis 50 ans. Les vraies « oreilles d’âne » sont le tétragone sauvage appelé Chénopode Bon-Henri. Il pousse particulièrement autour des cabanes d’alpage, là où les brebis ont chaumé et engraissé le sol. En patois, ce sont les « orles » que l’on doit ramasser avant la floraison, soit environ vers le 15 juin. Mais elles sont velues et la plupart des palais actuels ont du mal à avaler. Dommage, ce sont les plus goûteux de toutes les tétragones ! »

 

Convaincu que nos « oreilles d’ânes » tirent leur nom de leur contenu et non de leur forme géométrique, j’ai sollicité la mémoire de Clément Girard, auteur d’un monumental travail de 215 pages sur le patois de Valjouffrey (1970) sous la direction de G. Tuaillon, à l’université Stendhal de Grenoble. Notre ami ne s’est pas fait tirer l’oreille pour nous livrer quelques secrets de la recette de Janine, Jeannette et Hubert, alliant géométrie, poésie et gastronomie : « Préparer une pâte à pain, l'amincir au rouleau, sans la déchirer, disposer sur le disque ou sur sa moitié de petits tas de farce assaisonnée au goût de chacun. Cette farce est composée de légumes : pommes de terre en purée, épinards, blettes, au choix. Le tout est chapeauté (et non "tsapouta") d'un second disque de pâte selon Hubert; ces dames, elles, rabattent la pâte sur les petits tas. On s'arme alors d'une roulette pour découper la double épaisseur en rectangles de 8 centimètres sur 5 environ. Verser de l'eau dans les oreilles, préalablement disposées en vrac (pour introduire un peu de fantaisie) dans une casserole quelconque. Faites bouillir jusqu'à ce que les oreilles viennent respirer à la surface. Les cueillir prestement avec une écumoire comme pour une partie de chasse aux papillons. Les oreilles de papillons sont immédiatement consommées par Jeannette, tandis que Hubert et Janine les passent au four.  Mais comment les oreilles, triangulaires ou "isocèlement" triangulaires de l'animal peuvent-elles se métamorphoser en rectangles? J'avais envie que les oreilles d'ânes soient pointues, qu'elles ne soient pas épointées par un sadique maître queux. Les "oreilles d'ânes" s’appellent ainsi car elles évoquent les épinards sauvages au printemps; Hubert confirme que la z orla sont pointues, concaves à l'intérieur et convexes à l'extérieur; les vénérables ancêtres de nos "oreilles d'âne" étaient donc triangulaires… et je m'en réjouis comme les ânes ». En demandant par avance pardon à Thalès et à Euclide, je partirai au printemps, là-haut au voisinage des reposoirs à bestiaux, traquer tous ces chénopodes aux grandes oreilles. Bon pied, bon œil, moi le botaniste en herbe, je rencontrerai peut-être le Bon Henri. Ses feuilles sont-elles toujours triangulaires, en forme de fer de lance ou de hallebarde, offrant un limbe luisant, à bord ondulé, largement en cœur renversé à la base ? Orles, épinards sauvages, chénopodes de toutes espèces, herbe aux oies, toute-bonne ou tétragones, vous avez régalé autrefois le palais de nos ancêtres. Mais aucune de ces sauvageonnes ne porte ce nom vulgaire mais délicieux d’oreilles d’âne !

 

Une découverte dans un jardin valbonnetin me met la puce à l’oreille…

 

La recette des oreilles d’ânes (en patois valbonnetin : uréla d’azé) présente de nombreuses variantes suivant le pays où l’on se trouve, le village, le hameau et les familles.  « A chacun sa Chapelle ! »  aurait pu nous dire Jeannette qui n’utilise que le jaune d’œuf pour ne pas durcir la pâte. A Valbonnais, je rencontre Josette dans son jardin au chevet d’une consoude officinale (symphytum officinalis) utilisée depuis l’Antiquité pour favoriser la cicatrisation des plaies et la consolidation des fractures. Ses feuilles peuvent parfaitement remplacer les épinards dans une variété de préparations culinaires. « Moi, j’en fait des beignets ! » nous dit Josette, en nous cachant quelques noms vernaculaires de cette plante vivace : herbe à coupure, grande consoude, confée, langue de vache et…oreilles d’âne. En occitan, consoude se traduit par aurelha d’ase, confortant s’il en était besoin ma thèse : dans des temps anciens, nos ancêtres du Valbonnais ou leurs voisins du midi confectionnaient les oreilles d’ânes avec la grande consoude. C’était sans doute avant la ru ée vers l’or…le !